Tout va bien
Anatomie de la mélancolie
Exposition du 10 septembre au 27 novembre 2020
chez Anne Plus – 29, avenue Hoche / Paris

Et la boucle boucle la boucle.

Nicolas Boulard se glisse dans les arcanes administratifs, les cahiers des charges et les appellations d’origine contrôlées, afin de décrypter et de recoder les nomenclatures linéaires, tel un hacker contournant des systèmes verrouillés. Sa démarche protocolaire procède selon des critères d’investigation rigoureux, parfois zélés. Il en résulte un default setting de la pensée aboutissant, paradoxalement, à une mise à l’épreuve des règles et des normes qui régissent les instances de savoir et de pouvoir. Phagocytant les rouages du système, il produit de nouvelles formes et bifurcations qui révèlent le potentiel créatif de toutes choses.

Sa méthode pourrait être qualifiée d’en-cyclo-pédique, au sens où elle se fonde sur un dispositif de libération et d’articulation des contenus, et non d’accumulation des connaissances. Comprenons que son mode opératoire est celui de la « classe des hackers », ainsi que Mackensie Wark l’examine dans son Manifeste soit celle des inventeurs et des producteurs d’abstractions qui mettent en péril les systèmes clos des «vectorialistes» qui, eux, contiennent et enveloppent des territoires rentables, selon des principes limitatifs et mortifères. Ainsi Nicolas Boulard shoot-il les frontières par des opérations de transferts, de transformations ou de transplantations. Il télescope des langages épurés, géométriques et rationnels — où les références au design, à l’architecture ou au minimalisme abstrait sont légions —, avec des matières organiques ou ayant trait au régime du périssable, de la fermentation, de l’altération, en un mot du vivant.
Quoi de mieux, dès lors, que d’investir le terrain familial et complexe de la vini-culture, dont il est légataire ? La boucle se boucle mais, par la même occasion, se trouve perturbée de l’intérieur. Le breuvage agit en effet comme un double révélateur. Il délie la parole des conventions sociales et offre une surface réfléchissante qui en fait, selon les mots de Eschyle, « le miroir de l’âme ». Non content de tromper et d’illusionner les sens mais aussi le sens, le vin révèle et creuse la faille dont l’âme et le réel ont besoin pour se manifester. Cuve mélancolique #2 d’après Alberto Giacometti en est l’expression un cube et un visage, un contenant et un contenu. Ivresse et tristesse. À l’intérieur de l’acier inoxydable du vin aigre vinaigre, dont Hildegard von Bingen estimait qu’il était un remède à la mélancolie.
Aussi n’est-ce pas un hasard si cette humeur atrabile s’invite obstinément dans ses œuvres. Elle, dont Dürer avait gravé la trame géométrique, est la parfaite alliée du saboteur. Elle est la contradiction qui nous hante, tout à la fois moteur et embrayeur de nos émotions refoulées. Elle est le principe de l’altération qui nous connecte à l’altérité, à l’autre de soi-même mais aussi au changement perpétuel. Elle est encore, selon le livre de Robert Burton Anatomie de la mélancolie (1621), ce point métabolique qui ressasse ce l’on ne digère pas, au sens propre comme figuré. Et la boucle se boucle, à nouveau. La réversibilité est à son comble, à l’image des mots forme et fromage qui partagent une même étymologie comme l’italien formaggio le rappelle. Ainsi peut-on concevoir, avec Nicolas Boulard, dans quelle mesure le contenant contient le contenu ici, un moule, une forme géométrique, dans lequel se produit un processus de trans-formation de la pâte fermentée.
Si sa démarche procède d’une méthode en-cyclo-pédique, c’est parce que les éléments qu’il mobilise ne sont jamais arrêtés ni fixés à une référence, comme l’est la bibliothèque du Cabinet mélancolique, mais toujours assemblés selon une combinaison sans fin. De sorte que les cycles et les répétitions ne sont que différences, tremblances, vibrances, nuances. Telle une tranche de mie de pain, son œuvre figure une coupe transversale dans l’épaisseur du temps.
Marion Zilio
2020